Shimmering Manor, mercredi 12 décembre 1877

Par Beatrix

Mon cher cousin,      Je vous écris de la pénombre de ma chambre, les mains tremblantes... Je ne sais par où commencer. J'espère, une fois encore, que vous ne viendrez pas à douter de ma raison...      La nuit dernière, j'ai veillé jusqu'à minuit passé – je n'ai pas eu de mal à me tenir alerte, avec toutes ces pensées qui tournaient dans mon esprit. Revêtue d'un manteau sombre, la tête couverte d'une écharpe noire, je suis sortie de ma chambre, avec une lampe qui brûlait au minimum – et que j’étais prête à aveugler avec mon écharpe si besoin.      J'ai été étonnée de si aisément retrouver le chemin de la chambre d’où était sortie madame Fooley. Elle était fermée, ce qui était à prévoir, mais en essayant sur la serrure la clef de ma propre chambre, j'ai eu la surprise de la voir fonctionner.      Lorsque je suis entrée, l'homme était assis dans un fauteuil, dans la pénombre ; ses traits avaient vraiment dû être beaux, jadis, aussi beaux que ceux de lord Henry. Cette ressemblance était décidément déconcertante, en raison surtout de son regard si vide. Cela dit, je n'ai jamais vraiment vu le regard de Lord Henry, car il est constamment dissimulé derrière ses verres fumés.      C'était à peine s'il a réalisé ma présence. Avec hésitation, je me suis approchée et j'ai posé la main sur son bras. Il a frémi légèrement et ses yeux sans lumière se sont tournés vers moi. J'ai senti sa main agripper faiblement mon bras. Il voulait se lever : je l'ai aidé, forte de l'expérience que j'avais pu avoir avec ma mère. Il était instable sur ses jambes et se comportait comme s'il était plongé dans un brouillard permanent. Cependant, il savait manifestement où il voulait me mener : vers une portion de mur, où une trace plus pâle apparaissait sur la tapisserie fanée.      Il est resté un certain temps à la fixer, comme s'il y voyait quelque chose qu'il était le seul à pouvoir discerner. Et j'avais une idée assez précise de ce qu'il y cherchait. J'ai sorti de dessous mes vêtements le miroir à main que j'avais emporté, dissimulé dans les plis de ma robe comme un objet interdit et dangereux qui n'aurait jamais dû quitter son sanctuaire...      Me penchant vers ce pauvre insensé, je l'ai attiré à mes côtés, pour lui montrer notre reflet commun. Il a saisi le manche, posant ses doigts sur les miens – un contact froid et désespéré qui m'a fait frissonner. Il l'a levé à hauteur de ses yeux, et c'est là que j'ai vu la réalisation de mes craintes les plus profondes.      Il ne possédait aucun reflet...      J'ai d'abord cru que j'avais mal vu, que la pénombre m'avait joué des tours. J'ai dû mordre ma propre main pour éviter de crier. Il a effleuré la surface vide, une immense douleur sur son visage creusé. Il m'a semblé voir passer, dans les profondeurs du miroir, ces étranges ombres qui semblent nous narguer, à la limite de nos perceptions.      Après cela, je ne me souviens plus très bien de ce qui s'est ensuivi... J'ai regagné ma chambre comme dans un rêve ; j'avais l'impression que des formes mouvantes se dissimulaient dans l'obscurité, attendant mon passage pour se jeter sur moi.      Depuis ce matin, la journée s'écoute avec une étrange irréalité : je continue à répondre à leurs aspirations, mais une foule de pensées insensées habitent mon esprit. Ce qui me reste de raison m'aide à affronter ce quotidien bizarre, mais je m'attends à chaque instant à ouvrir les yeux et me trouver à côté de ma mère, ou seule dans le petit appartement que nous avons partagé. Je le souhaite ardemment...      Votre dévouée cousine,      Elisand Hartley

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