Shimmering Manor, mercredi 19 septembre 1877

Par Beatrix

 

 Mon cher cousin, 

 Une fois encore, je suis fort touchée de l'inquiétude que vous manifestez à mon égard. Comme je vous l'ai promis, je vais vous parler plus en détails de cet emploi, afin que vous soyez assuré que je dois à la seule chance d'avoir été ainsi distinguée, et qu'il n'y a aucune manipulation à craindre derrière cette situation.  J'avoue n'avoir jamais vu quelque chose d'aussi superbe que le Shimmering Manor. Une très ancienne demeure, en granit argenté, hérissée de tourelles comme un château de contes de fées. A l'intérieur, tout témoigne de l'ancienneté de la famille Shimmering : le mobilier doit bien remonter au règne de Henry VIII. De lourdes tentures de brocard et des tapisseries de Flandres couvrent les murs, et je ne vous parlerai même pas de la bibliothèque, au risque d'épuiser mes maigres ressources en papier et en encre.  C'est lord Henry, le jeune frère de lady Shimmering, qui m'a fait l'honneur de venir me chercher à la gare. A vous, je puis le confier : c'est un fort beau gentleman, guère plus âgé que vous. Il est grand et d'une taille élancée, et fort léger de pas. Une affection des yeux l'oblige à porter des verres fumés à tout moment du jour, mais au travers, ses yeux semblent bien fendus et lumineux. N'ayez aucune inquiétude, mon cher cousin, je ne vise à aucune union au-delà de ma condition - et moins encore à un commerce dégradant. Mais il me faut avouer que ses manières aimables, même envers moi qui ne suis qu'une modeste employée, m'ont profondément impressionnée.  Il m'a confiée à la gouvernante de la famille, madame Fooley, qui s'est montrée elle aussi parfaitement agréable. Elle m'a attribué une chambre dans les parties nobles de la demeure ! Pouvez-vous seulement l'imaginer ? Je voudrais pouvoir vous la faire visiter... mais je vous entends déjà dire que cette idée ne serait pas convenable et vous avez raison ! Tout au moins, je peux vous la décrire : elle se trouve dans une tour qui donne sur le parc par deux larges fenêtres. Les murs sont couverts d'une tapisserie gris argent ornée d'arabesques bleues, assorties aux rideaux et tentures, du même bleu profond. Il y a même une garde-robe attenante, avec un cabinet de toilette. Mais surtout, il y a dans la chambre une magnifique coiffeuse, agrémentée d'un miroir encadré de cristal. Je n'en ai jamais contemplé un d'une plus grande pureté : aucun défaut n'altère sa surface.  Vous savez combien mon apparence m'importe peu, du moment que je respecte les convenances ; et... oui, je garde en mémoire vos moqueries, monsieur mon cousin ! Mais à cet instant, je me suis trouvée prise de l'irrépressible envie de m'asseoir dans le joli fauteuil capitonné et de demeurer un long moment à contempler mon reflet.  En fait, je dois vous avouer que j'ai cédé à cette tentation... mais madame Fooley s'est montrée d'une très grande indulgence à mon égard. Elle m'a dit en souriant que se regarder dans un miroir ne pouvait l'user. Quelle charmante expression, ne trouvez-vous pas ?  Il me faut vous laisser, cher cousin : je dois me préparer à rencontrer lady Rafaella Shimmering. Il me faut lui apparaître sous mon jour le plus favorable !  Votre dévouée cousine,  Elisand Hartley     

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