Silence

Bip. Bip. Bip.

 

Si seulement j'avais la force de débrancher ces machines. De les arracher. De les jeter loin de mes oreilles pour que cesse le bruit et qu'enfin règne le silence.

Ma colère, ma rage, ma haine s'amplifient de minute en minute. D'heure en heure. Perdu dans une bulle solitaire, je lutte pour bouger, sentir, observer. Seuls les sons lointains qui m'entourent semblent m'habiter. Mais pourquoi ne m'écoute-t-on pas ? A mes plaintes, mes doutes, mes questions : le silence. Opaque. Oppressant. Je hurle, me débats, mais personne ne semble s'en soucier, ni m'entendre. Si ce n'est ce bip bip incessant.

Comme j'aimerais que ce bruit cesse !

Des pas retentissent sur le carrelage usé de ma chambre, résonnent, claquent sur le sol. C'est désagréable, trop fort. Ils écorchent mes oreilles. Je grince des dents, lance une remarque à laquelle personne ne répond. Bande de cons. Je prends une inspiration difficile, laborieuse, afin de me calmer. J'entends l'infirmière s'affairer. Elle branche, débranche, dose sans daigner m'expliquer quoique ce soit. Une bile de colère monte à mes lèvres. J'aimerais lui déverser ma haine et mon mépris en plein visage. Mais je préfère entrer dans leur jeu puisque m'agiter ne sert à rien. Une bulle de silence. Toujours le silence. Aussi longtemps qu'il le faudra : le silence. Moi, la grande gueule, plus un mot. Plus jamais, jusqu'à ce que la loi implicite ne soit brisée .Au fond, ça rend la situation plus supportable. L'ignorance a soudain un but, un défi contre lequel se dresser et lutter.

 

*

 

Les secondes, les minutes, les heures. Le jour, la nuit. Je n'ai plus la notion du temps, muré dans mon silence, muré dans celui des autres. Ce temps intangible me paraît à la fois long et bref. Parfois interminable, douloureux lorsque l'ignorance, la solitude m'assaillent au rythme du reste du monde.

Les talons imaginés des infirmières, les bruits épars auxquels je me ferme. Je ne pense plus, ma fatigue m'en empêche et les questions se tarissent, s'amenuisent.

Il n'y a que le bip bip. Mon unique compagnon. Plus de haine à son égard. Lorsque je pense, il me répond. Lent, apaisant, je sais qu'il ne m'abandonnera pas. Alors je m'y accroche, je serre les dents, j'attends que les secondes s'écoulent. Avec lui, je ne perds jamais le compte. Bip, un, Bip, deux, Bip, trois... Jusqu'à ce que mon esprit dérive, que je m'endorme, puis reprenne conscience toujours dans la même position. Le bip bip reprend alors consistance, et avec lui, la danse infernale des infirmières et de leurs talons qui martèlent mon crâne.

 

*

 

J'ai soif. Je crois que j'ai soif. Ma gorge est sèche. Une lointaine sensation, peut-être imaginée, peut-être ressentie, j'ai du mal à savoir ce qui est réel, ce qui ne l'est pas. Mon esprit, embrumé par trop de médicaments, trop de drogue, refuse de fonctionner correctement. Il perçoit des ombres, des formes colorées, plane, s'envole, redescend trop brusquement pour atterrir sans dommages. Parfois, il me laisse brisé en mille morceaux sur le sol, jusqu'à ce que le bip bip bip me ramène à la réalité, me tire de mon demi-sommeil, me reconstitue, me rende mon corps immobile.

Je n'ai pas rompu cette loi, la loi du silence. Toujours pas. Je suis bien plus têtu qu'ils ne le seront jamais, et à ce jeu, je gagnerai. Même si ça fait mal, même si l'incompréhension me tue. Rien à foutre. Je suis résistant. Je sortirai vainqueur et pourrai leur sourire, avec tout mon mépris, et toute ma haine. Bon sang qu'est-ce que j'aimerai savoir ce que je fais ici. Un hôpital, bien sûr. Mais pourquoi, et depuis quand ? Les questions m'effleurent, ne sont que de passage, mais reviennent souvent. Assez souvent pour que l'amertume fissure ma coquille. Coquille vide de sens, immobilisée sur un lit laissé à l'abandon au milieu de cet infini mutisme.

Et puis, soudain, la loi se craquelle. Se brise. Éclate en morceaux. Je n'ai pas besoin d'ouvrir les yeux pour savoir que tu es là, à mes côtés, penché au-dessus de mon lit, inquiet, soucieux. J'imagine sans peine les traits tirés de ton visage, tes sourcils froncés, plissés d'angoisse. Alors, je sais que j'ai gagné, qu'enfin je serai entendu. Qu'enfin, les questions éphémères, et pourtant redondantes, trouveront une réponse. Infime, peut-être, mais j'y crois.

« Désolé de ne pas être venu plus tôt. »

C'est bien ta voix, comme je me l'étais imaginée. Douce caresse à mes oreilles écorchées. Pourtant, la colère jaillit de nouveau, vive, impétueuse. L'incompréhension, la fatigue. J'aimerais te secouer, te demander pourquoi, pourquoi personne ne m'a rien dit. Pourquoi j'ai été laissé seul, abandonné à ma propre carcasse avilie.

« Qu'est-ce qui t'a pris autant de temps, bordel ?! Pourquoi est-ce que je suis ici, hein, dis-moi ! Explique-moi, je t'en prie, parle-moi... » ma colère se fissure, se casse, trop vite fatiguée. Je ne peux pas t'en vouloir, pas à toi qui me parle, qui m'écoute. Enfin !

« On... On m'a dit que te parler pourrait t'aider. Je ne suis pas sûr, mais pourquoi pas ? Je suppose que c'est une façon comme une autre de ne pas se sentir inutile, impuissant. Car je ne sais pas quoi faire. Je ne sais plus... Attendre. Attendre ! Je n'en peux plus. »

Désespéré, je t'entends continuer, spectateur horrifié.

« J'aurais dû venir plus tôt, mais... Mais je- Je ne pouvais pas. Je voulais faire mieux, plus. Plus que simplement m'asseoir ici, à côté de ce maudit lit où tu es là, allongé. Si tu te voyais... On dirait un ange. Un ange dans son linceul. »

Bip. Bip. Bip. Le temps s'arrête, joue avec mon esprit. Ta voix entre, ressort. Les mots se forment, se déforment.

« Mais je vais rester ici des heures. Des jours. Des semaines. Des mois, s'il le faut. Assis dans ce fauteuil, ta main dans la mienne. Je te jure d'être là, à chaque minute, à chaque seconde, à chaque inspiration artificielle de cette putain de machine ! Si tu me promets d'ouvrir les yeux à nouveau. Si tu me promets de ne pas me lâcher, moi aussi je t'en fais le serment. D'accord ? »

Bip. Bip. Bip.

Ma tête hurle. Implose. Aucun son ne sort de ma bouche, je le sais. Ma voix heurte les barrières de mon crâne sans en sortir. Je me bats. Je me débats. Et puis, le silence, encore. Oppressant.

Anéanti, je ploie. Les pensées s'envolent, les hurlements s'amenuisent. Il n'y a que ta voix, de plus en plus lointaine. Ta voix, bip, ta voix, bip. Et moi, immobile, incapable de bouger, de parler, de hurler. Ni mort, ni vivant. Dans cet entre-deux léthargique d'où l'on ne revient jamais entier. Jamais intact. Mon esprit se ferme, se protège. Ta voix se tarit. Disparaît.

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