Sons

Des heures. Des jours... Des mois ? Le temps, intangible, impalpable, glisse le long de mon esprit endormi. Parfois, je sais. Mais ces moments sont brefs, éphémères.

Parfois, je ne sais plus. C'est une curieuse sensation. Frustrante surtout. Comme avoir le nom de quelqu'un sur le bout de la langue, mais ne jamais parvenir à s'en rappeler. Et moi je n'ai personne pour m'aider à me souvenir. Personne pour me guider. Je suis seul. Je vis seul. Je me noie seul.

Bip. Bip. Bip.

Presque seul. Ma fidèle machine accompagne mes pensées, m'ancre dans une réalité à laquelle je n'appartiens plus. Le monde tourne. Moi, je suis figé. Silencieux. Immobile. A la fois conscient et inconscient.

A part toi, personne n'est venu me rendre visite. Tant mieux. Je n'aurais pas aimé qu'on me voit ainsi, dans ce lit d'hôpital, entre ces murs blancs aux infâmes odeurs de médicaments. Il n'y a que toi. Je ne sais pas toujours quand tu es là. Souvent, j'entends ta voix, au loin. Tes paroles tournent en boucle un long moment avant de m'échapper, puis de revenir à nouveau à la charge. Tu as envie que je t'écoute, que je t'entende, surtout.

Je t'entends. Mais je n'arrive pas à t'écouter. Tes mots s'étiolent, se désintègrent. Je ne les saisis pas, ramassis de sons épars et inaccessibles. J'essaye, pourtant, mais mon esprit fait barrage, protège peut-être ce qu'il me reste de conscience des assauts de la réalité. Je me plonge moi-même dans l'ignorance, hermétiquement fermé à tout propos.

Je me souviens de ta promesse. Tu ne dois pas partir. Tu es un bout de rien qui me raccroche à un tout. Non, tu n'es pas rien. Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit. Tu fais partie de ce tout. Tu es tout. Le centre de mon nouvel univers. Il se forme tout autour de toi. Toi seul. Quand tu entres dans la pièce, je sais où se dirigent tes pas. Tu t'assois sur un siège, près de mon lit. Un siège aux coussins bleus (j’ai décidé qu’ils seraient bleus). Tu prends ma main (en tout cas j'aime croire que tu la prends). Et tu commences à parler.

Mes nouveaux repères se mettent alors à tisser leur toile tout autour de nos mains liées, remontent le long de ton bras et s'enroulent autour de toi. Lorsque tu t'en vas, ce monde se disloque morceau par morceau. S'effondre. Et se forge à nouveau autour du Bip Bip de ma machine. C'est un aller-retour étrange mais auquel je me suis accoutumé. J'ai besoin de me raccrocher à quelque chose. Quelque chose pour me prouver que je ne suis pas encore mort. Mais comment lutter ? J'ai à peine la force d'entendre le son déformé de ta voix. Je ne sais ni ce que je fais là, ni ce que je vais devenir. Mais ces questions viennent et repartent trop vite pour que j'en comprenne le sens et l'impact. Ce que je suis, qui je suis, je l'oublie peu à peu. D'anciennes sensations, trop lointaines et ensevelies, me hantent parfois dans les songes qui bordent ma nouvelle vie, mais je n'en veux pas.

Je ne veux rien. A part dormir.

*

Au loin, j'entends de la musique. Très faible, à peine audible, je n'en perçois que les sons discontinus. Atténuée par un voile qui, sans cesse, entoure mon esprit cotonneux. Elle résonne contre une paroi invisible et se répercute en écho au creux de mes oreilles. Les notes me narguent, dansent devant mes yeux, se fracassent contre mon crâne, puis s'étiolent. Malgré cette soudaine souffrance, je veux les retenir. Les dorloter. Je veux qu'elles restent, n'en pouvant plus de ce silence. Silence seulement entrecoupé de ta voix, et des Bip mécaniques de mon cœur se répercutant en rythme sur l'écran d'une machine désarticulée. Je veux entendre la vie, entendre la ville, le monde.

Les notes s'éteignent.

Je suis Seul. Où es-tu ?

Panique. Les Bip, Bip, lentement, s'accélèrent. J'entends le rythme s'emballer sur l'écran. C'est la première fois qu'il brise son tempo régulier. Cela me perd plus profondément encore ; alors, pour échapper à ce bruit désagréable, je m'enfonce dans les ténèbres de mon esprit.

*

« … aurais dû les voir se tordre le cou devant la porte …... les aurais étranglé ..... engueuler ..... c'est plus ton genre que le mien. »

Quoi ? Répète... Bip Bip Bip.

« J'espère qu'ils ne vont pas revenir, mais ça devrait aller. Je suis désolé, Jo', je fais de mon mieux. »

Moi aussi je fais de mon mieux. Seulement, je ne sais pas comment y arriver. Que fais-tu là, de toute façon ? Qu'attends-tu de moi ? J'ai parfois du mal à me rappeler de ton prénom. Mais je suis heureux. Heureux d'entendre, mais aussi d'écouter. C'est la première fois que je te comprends vraiment depuis ta visite, au tout début. Continue.

« J'ai pris des journaux chaque jour, en prévision de ton réveil, je n'arriverais pas à te faire un résumé détaillé, je vais me perdre, alors tu auras de la lecture ; tu as déjà trois semaines à rattraper.»

Semaines. La notion du temps m'échappe. Je ne sais plus à quoi des semaines correspondent, je me perds dans un décompte compliqué, inutile. A quoi bon ?

Alexis. Je me souviens de toi. Je perçois ton visage derrière mes paupières closes. Tu me tournes le dos ; plutôt grand et fin, élégant aussi. Flash sombre, entrecoupé d'une lumière vive. Tu te retournes pour me faire face. Tes yeux gris-verts pétillent, ton visage s'illumine d'un sourire. Je m’imagine tendre la main, toucher ta joue. Tout se disloque.

De retour dans ma coquille vide, je m'éloigne volontairement de toi, du Bip, du monde extérieur. Je retourne dedans, me coupant de ce dehors inaccessible.

J'aimerais faire quelque chose, mais quoi ? Et surtout, comment ? Je suis immobile, silencieux, spectateur. Je n'y peux rien.

*

 

Je suis debout. Oui, debout. Juste derrière toi. Tes cheveux ont poussé, les boucles ne sont pas soignées. C'est pire que d'habitude. Lentement, je tourne sur moi-même avec précaution. La chambre est modeste, un peu moins blanche que je me l'étais imaginée. Plus terne. Dehors, il ne fait pas beau. Les nuages sont gris. Je pose ma main sur la vitre. C'est bizarre de ne pas ressentir le froid mordant du verre contre la paume de ma main. J'ai l'impression de ne pas être vraiment là. Peut-être parce que je n'y suis pas vraiment.

Je me retourne. Mes yeux se posent sur cette silhouette maladive et piteuse allongée comme un mort dans son cercueil. Lentement, je m'approche. Bip. Bip. Je tourne la tête. La machine, comme toujours, fidèle, est là pour briser mes angoisses et le silence. Je baisse la tête, observe cette personne que je reconnais à peine. Son teint – mon teint – est pâle. Un tube entrave sa bouche, enserre sa trachée. Au rythme de ses inspirations et de ses expirations, un son lent et régulier s'en échappe. A peine audible, mais bien présent.

Dans ta main, tu tiens la sienne – la mienne –. Ses doigts – mes doigts – sont inertes, mais tu les serres avec une force tranquille, une assurance étrange que je ne comprends pas. Avec lenteur, je m'agenouille près du lit et lève la tête vers ton siège. Tu somnoles. Ma tête se pose délicatement sur tes genoux, profitant du calme d'une fin d'après-midi et, à mon tour, je m'endors contre toi.

Lorsque je reviens à ce moi endormi, je suis à nouveau dedans. Le monde extérieur m'a fermé ses portes, cette réalité imaginée par mon esprit s'est envolée.

Bip. Bip. Bip.

J'ai peur de ne jamais me réveiller.

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