Une Nouvelle Vie : Chapitre III

Par Rânoh

Submergée par la dense végétation, la route fut longue et difficile, le terrain accidenté et la météo n’aidèrent guère à l’avancée dans les terres sauvages. À peine eurent-ils mis les pieds dans la forêt de Syphos qui bordait Eve, que Kapris et Maeva furent harcelés par la pluie et la grêle, lorsque la brume ne leur jouait pas des tours. L’humidité permanente des lieux était désagréable au plus haut point, surtout lorsqu’il fallut s’arrêter pour passer la nuit et allumer un feu. Il ne faisait jamais vraiment jour ici, seuls le chant des oiseaux et le passage de canidés sauvages donnaient une indication sur l’heure, autrement, l’on ne percevait même pas les cieux sous la voûte végétale de cette étendue boisée. C’était un endroit où l’Homme n’avait pas sa place, il était l’étranger, la bête, on ne désirait pas sa présence, l’environnement le lui faisait bien comprendre. Au cours d’une halte, tandis que les compagnons de route siestaient au coin d’un semblant de feu, Kapris perçut un mouvement furtif au-delà des broussailles, comme une ombre humanoïde qui les espionnait. Il n’en fit rien, mais redoubla de vigilance, cela ne lui plaisait guère, d’autant qu’ils se rapprochaient inexorablement d’Eve.

Après une nouvelle journée passée sous des averses de grêle, ils débouchèrent dans une étonnante clairière aménagée. Au bord d’un cours d’eau bruissant, une chaumière expulsait de minces fumerolles à l’odeur de bois brûlé, qui se répandaient autour telle la brume, reine incontestable de la forêt de Syphos. Il y avait aussi un potager et une meule rudimentaire, le tout arborait un aspect charmant et accueillant, surtout en était trempé jusqu’aux os. Ceci devait être le refuge d’un ermite, comme il y en avait tant dans les régions les plus sauvages, ces hommes et ces femmes se dotaient parfois d’une sinistre réputation, auteurs de sombres rituels ou même d’anthropophagie, voire de sorcellerie. Nécessité faisant loi, Kapris préféra passer outre ces préjugés et décida, avec l’accord de Maeva, de se réfugier quelques heures dans cet abri de fortune.

La jeune femme frappa à la porte, puis tendit l’oreille dans l’attente d’une réponse. Rien. Elle réitéra son geste, y mettant plus d’énergie et de conviction, ce qui secoua la fragile planche qui faisait office de poterne, et dégagea un nuage malvenu de poussière depuis les jointures. Les amis échangèrent un regard circonspect, l’endroit était manifestement à l’abandon, ou alors, la personne qui y vivant demeurait absente. Soudain, la planche bascula, la porte s’ouvrit pour découvrir le visage surpris d’un homme, le teint pâle, la barbe par trop longue et grisonnante, contrastant avec son crâne tout à fait dégarni. Ses yeux bleus scrutèrent les inconnus avec méfiance, farouches, saphirs lévitant depuis un gouffre obscur, peu rassurant. Puis, une rangée de dents sales et usées apparurent, accompagnées d’un rire étouffé. Maeva ne se sentait plus de rester prendre du repos ici, après tout, la pluie et la grêle avaient quelque chose de stimulant, de vivifiant, voir de rassurant en comparaison à la chose décharnée qui leur souriait. Hélas, Kapris ne parut pas aussi terrifié par l’apparence crasse de l’ermite, au contraire, il se présenta poliment et demanda au curieux personnage la bonté de les accueillir le temps d’un instant. Pour seule réponse, un rire, un son saturé de poussière, presque terreux, et la silhouette disparut dans la cabane, la porte grande ouverte.

Prudents, les invités s’engouffrèrent à l’intérieur de la vétuste chaumière, l’air chaud de l’unique pièce leur fit le plus grand bien, car leurs vêtements allaient enfin sécher après des jours à moisir sur place. D’un geste, l’homme décrépi convia ses hôtes à s’installer sur les peaux de bêtes qui tapissaient le sol, il reprit son étrange rire jusqu’à s’étouffer. Mal à l’aise, Maeva se rapprocha de son ami, son œil braqué sur la parodie humaine qui se tordait là. Il y eut un silence chargé d’angoisse.

— Nous sommes navrés de vous déranger dans votre retraite, lança enfin Kapris. Je suis Kapris et voici mon amie, Maeva, puis-je avoir l’honneur de connaître votre nom ?

Le ton solennel qu’employait l’ancien chevalier trahissait une fausse confiance en lui, une appréhension qu’il dissimulait sous un masque de politesse et de détente. Il ne s’agissait pas d’une peur panique, mais plutôt d’une prudence que l’homme cultivait depuis des années déjà. Tout replié sur lui-même, l’ermite empila, les membres tremblant, une succession de récipients en terre qu’il déposa ensuite à proximité du feu. L’heure était au dîner, le menu du jour se composait de viande de rat. L’hôte extirpa d’un séchoir trois rongeurs pendus par la queue, les dépeça et les vida d’un coup de silex, pour les embrocher à un long bâton. Il fit cela, prisonnier d’un mutisme qui lui donnait l’apparence d’un dément, Maeva jura intérieurement qu’il en fut un. Lorsque le repas fut servi, l’ermite toussa, puis, en un effort surhumain, poussa sa voix à former des sons cohérents :

— Ciriac, c’est Ciriac ici, là c’est moi, Ciriac, partout, partout.

Kapris accepta sans broncher sa part de rat, mordit dedans en signe de reconnaissance et posa diverses questions :

— Très bien Ciriac, fit-il. Nous nous rendons à Eve, on raconte que des choses déplaisantes s’y déroulent ces derniers temps, vous en savez quelque chose ?

L’ermite sursauta, leva les yeux comme un chien aveugle oyant le battement d’aile d’un oiseau, agitant sa vieille tête de droite à gauche. D’un geste brusque, il attrapa le bras de la jeune femme assise en face de lui et la tira, ses ongles noirs enfoncés dans la chair, déjà sanguinolente, et murmura quelque imperceptible psaume, tel un fou furieux. Sa voix rauque saturée de terre et de poussière, grognait des phrases n’ayant aucun lien entre elles, accusant tantôt le soleil de se lever trop vite, tantôt la grêle de détruire le fruit de son labeur. Comme sa prise se serrait davantage, Kapris le repoussa d’un coup de coude à la gorge, l’envoyant dans un amas de poterie qui se brisa en mille éclats sonores. Il ne fallut guère de temps pour que les deux voyageurs ramassassent leurs affaires et enfermassent la chose à l’intérieur, dans son abri où régnaient les ténèbres et l’odeur fétide de la mort. Pas moins pour s’enfuir à la hâte à travers les arbres centenaires, les broussailles lacérant les tuniques et le monde sauvage de cette forêt vierge, innocente, inviolée.

À bonne distance ou, autrement dit, après une course d’une dizaine de minutes, les compagnons s’arrêtèrent, essoufflés par l’effort et la dissolution de l’adrénaline. Adossés à un châtaignier, ils reprirent leur esprit, leur souffle et leur courage. Les rumeurs sordides autour de ces ermites ne parurent, à cet instant précis, en rien des superstitions. Des déments, voilà ce qu’ils étaient, des êtres brisés, particulièrement dangereux.

Maeva serra les dents, sa profonde blessure la lançait, fleuve écarlate sur sa peau blanche et humide, elle courait le risque d’une infection plus que d’une hémorragie sévère. L’ancien chevalier était un homme de la nature, longtemps vagabond, il connaissait le secret des plantes, leurs pouvoirs et leurs bienfaits. Ainsi, il n’eut aucun mal à prendre soin de son ami, à lui appliquer les cataplasmes dont il avait le savoir, avant de bander proprement la blessure. La jeune femme exprima évasivement sa reconnaissance, comme elle le faisait de coutume, ce qui constituait beaucoup venant d’une Princalienne. En dépit des dons incroyables de Kapris, la fièvre s’empara de son écuyère de jadis, violente et brutale, elle embrasa son corps de flammes invisibles. Hélas, il demeurait impossible de prendre du repos en ce lieu maudit, envahi par l’air humide et la moisissure, seul un endroit sec et propre pouvait venir en aide à la femme. Alors, sans hésiter, l’immortel hissa Maeva sur son dos et fonça, lui-même éreinté par la précédente course, afin de rallier Eve au plus vite. Kapris comptait sur l’hospitalité des Évéens pour l’aider. L’homme pesta contre sa mauvaise fortune, il n’était pas encore arrivé à son but que les malheurs lui tombaient déjà dessus.

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Arnault Sarment
Posté le 18/10/2024
Bon, voilà qui nous donne un avant-goût assez précis de ce qui se passe à Ève... Il y a un truc que je n'ai pas compris, cependant : est-ce que les effets du Cataclysme sont seulement mentaux ? Parce que Maeva a l'air de sacrément morfler après sa rencontre avec l'ermite alors qu'il s'est contenté de lui planter les ongles dans la chair... C'est un genre de surpuissance ?

Encore bravo pour les descriptions, ceci dit ; le malaise de l'ambiance horrifique est très bien retranscrit !
Rânoh
Posté le 19/10/2024
Salut !

Pour répondre à tes questions, disons que la société datant d'avant le Second Cataclysme était bâtie sur un mode de coopération et d'entente entre chacun, pour des raisons que je ne vais pas détailler ici (sinon, bonjour le pavé héhé).
Dès lors qu'une personne devenait un danger pour la vie d'autrui, on l'ostracisait et ses chances de survie en demeuraient limitées.
La violence des Hommes envers d'autres Hommes prend racine qu'après les événements du Second Cataclysme qui, lui, a brisé l'esprit de nombreuses personnes (à l'instar de l'ermite) du fait de l'incroyable brutalité d'alors.
En réalité, Maeva ne s'attendait pas à se faire agresser par autrui, elle se rend compte que le monde n'est plus le même.

J'espère avoir éclairé ta lanterne, et merci pour ton commentaire !
Arod29
Posté le 04/04/2024
Hello Rânoh!

Tes descriptions sont vraiment ton point fort. L'ambiance est là et on n'a vraiment pas envie de se perdre dans cette forêt!;-)
Et cet ermite est à éviter! ;-)
Il manque peut-être un peu d'émotion au niveau des personnages. Il faudrait un peu plus d'introspection mais ce n'est que mon avis. En tout cas c'est vraiment plaisant à lire!
Merci
A bientôt!
Rânoh
Posté le 05/04/2024
Merci pour le commentaire !

Le manque d'émotion est ce qui ressort le plus des remarques des lecteurs.
Je désirais, au départ, mettre l'accent sur les conséquences climatiques et géographiques du Cataclysme sur le pays. Ceci, en faisant le lien de cette décrépitude avec cet ermite, allégorie incarnée de ce choc.

Mais, l'ajout d'un ressenti plus personnel des personnages peut, sans doute, jouer en faveur de ce que je voulais exprimer.

À plus tard !
Arod29
Posté le 06/04/2024
SI c'est un choix délibéré, tu n'es pas forcée de changer. Les émotions passent aussi par tes descriptions.
A plus tard
Gardar
Posté le 26/03/2024
Joli ! J'imagine facilement les ongles du timbré dans la peau de Maeva. Dommage qu'elle lui ait pas mit son poing dans la figure. Au moins ça aurait compensé.
Bon sinon un autre chapitre appréciable, et apprécié qui n'attend qu'une chose, la suite.
Merci Rânoh
Rânoh
Posté le 27/03/2024
Merci Gardar, ravie de voir que l'histoire te plait !
girouette
Posté le 05/03/2024
Je trouve que ton histoire est très agréable à lire, mais que on arrive pas à bien s'imaginer ce que ressente les personnages, comme si on voyait ça d'un angle où un personnage racontait ton histoire, mais en ne se sentant pas vraiment concerné par l'histoire...
Je ne sais pas si j'ai réussie à m'expliquer de manière claire, mais j'espère que ma remarque va t'aider pour tes prochains chapitres...
Rânoh
Posté le 06/03/2024
Merci pour le commentaire, Girouette.

Ta remarque va dans le sens de celles des autres lecteurs pour ce chapitre, je m'appliquerai à les prendre en compte lors de la réécriture.

Encore merci et bonne lecture pour la suite !
Maeghan
Posté le 25/01/2024
J'ai eu grand plaisir de revenir lire ton histoire que je trouve si agréable. Je t'avais déjà fait part de mon appréciation de ton style et encore une fois je tombe sous le charme du vocabulaire que tu utilises et de l'atmosphère que tu arrives à créer. Pour moi, il n'y en a pas de trop, mais peut-être que c'est parce que j'aime aussi les longues descriptions détaillées des lieux !
Mon seul regret serait les dialogues, que je trouve trop peu nombreux. Evidemment l'ambiance si particulière de ce passage est mis en place grâce aux descriptions, mais je trouve qu'un échange aurait pu être judicieux lorsque Kapris et Maeva s'échappent ou lorsque Kapris soigne son amie. Ca m'a donné l'impression qu'il n'y avait pas de communication entre eux, qu'ils n'étaient pas aussi complices que ce que j'avais pensé.
Rânoh
Posté le 28/01/2024
Merci pour ton commentaire, je suis content que la suite de l'histoire te plaise.
Ta remarque est juste à propos des dialogues, je rechigne toujours à en écrire et préfère le discours indirect, ou simplement le sous-entendu. C'est peut-être mon plus gros défaut, et je comprends que cela puisse heurter vis-à-vis de la complicité que je souhaite installer entre mes personnages. Cependant, ce quasi-mutisme, durant la fuite et le soin, est en partie le fait d'un pragmatisme militaire. Maeva s'économise, tandis que Kapris se concentre.
Merci, je prends en compte ce point pour une future réécriture.
Orögo_89
Posté le 04/12/2023
Bien que j'ai apprécié l'ensemble, je trouve ce chapitre quelque peu moins captivant que les précédents.

On sent ton envie de rendre compte d'une atmosphère sombre et plombante mais la description est parfois légèrement redondante (ex : dense végétation foisonnante), ou alors manque de légèreté (La pluie, la grêle, la brume; désagréable au plus haut point, le temps d'un instant ->il se présenta poliment puis demanda hospitalité au curieux personnage), Kapris le repoussa d’un coup de coude (à la gorge)...). Aussi, certaines précisions pourraient peut-être être délaissées pour laisser place au suspens ( "Comme une ombre (humanoïde) qui les espionnait").

En t'axant davantage sur l'action des objets et des personnages, tu pourrais peut-être aboutir à un rendu plus plombant et plus vivant.
"Submergée par la dense végétation foisonnante, la route fut longue et difficile, le terrain accidenté et la météo n’aidèrent guère à l’avancée dans les terres sauvages."
==> Progressant sous un ciel sombre et menaçant au travers d'une forêt sauvage à la végétation foisonnante, leur avancée constitua bientôt un effort harassant. Le sol rendu boueux par une pluie incessante emprisonnait à chacun de leur pas leurs pieds dans une fange sans cesse plus profonde et plus gluante.

Concernant ce petit passage - " Le ton solennel qu’employait l’ancien chevalier trahissait une fausse confiance en lui, une appréhension qu’il dissimulait sous un masque de politesse et de détente" - la désignation de cette fausse confiance vient ici, à mon humble avis, casser l'image de roc que l'on pouvait se faire de Kapris, lequel compte tenu de sa taille et de son immortalité, ne doit pas être si facile à déstabiliser.
==> La formulation réduite à "Le ton solennel qu’employait l’ancien chevalier trahissait (...) une appréhension qu’il dissimulait sous un masque de politesse et de détente" permettrait de conserver cette prime impression d'imperturbable robustesse.
Ou alors, pour justifier ce manque apparent de confiance, prendre plus de temps pour décrire le caractère menaçant de leur hôte en insistant davantage sur un physique immonde, nauséabond, sordide, inhumain ou "plus" humain en décrivant l'aspect de sa peau, de ses ongles, de ses cheveux...


Tout cela reste bien entendu fort subjectif et quoiqu'il en soit je reste fort intrigué par ton récit, sans quoi je n'aurais pas pris ce temps pour te faire un retour.

Pour résumé, je dirais qu'en dépouillant ton texte de certains ornements et en faisant vivre ton environnement, tu parviendrais peut-être à introduire une atmosphère plus vivante et plus plombante.
Rânoh
Posté le 04/12/2023
Bonjour Orögo, merci beaucoup pour ce commentaire.

Je vais prendre bonne note des points que tu as soulignés et j'apprécie l'attention et le temps accordé à ce dernier.
Il est vrai que, en relisant le chapitre avec tes remarques, certaines phrases peuvent tomber à plat, du fait de longueurs et de redondances. Aussi, souhaitant axer le récit et l'ensemble de l'histoire sur les personnages, mon attention s'est peut-être moins portée sur l'environnement et ses caractéristiques.

Enfin, concernant Kapris, j'entends que démonter l'image presque sacrée, sage et forte que j'ai dressée précédemment peut-être déroutant. Cependant, je voulais, justement, éviter d'en faire en personnage trop impassible face au danger, trop confiant et invincible. Kapris est un homme de cœur et d'expérience, ainsi, la peur est, pour lui, non un défaut, mais un sens essentiel à la survie.
Pour finir, le recueil d'histoires que je présente ici a pour grand thème le traumatisme de guerre. De ce fait, je pense qu'il est besoin d'humaniser les personnages, dont Kapris, afin de comprendre les réactions vis-à-vis des situations présentes. Par là, je retiens la remarque faite sur Ciriac quant à son apparence, afin de faire ressortir le caractère d'homme brisé qu'il doit être.

Merci encore pour ce commentaire et bonne continuation !
Orögo_89
Posté le 04/12/2023
Pour aller dans ton sens, on sent réellement que Kapris est un homme au grand coeur, sensible et compatissant.

Mes remarques ne sont surtout pas à prendre au pied de la lettre, il s'agit d'un ressenti que d'autres n'auraient probablement pas.

Comme tu sembles le souligner, les nuances occupent une place centrale dans l'écriture d'un récit et elles sont parfois fort difficiles à aligner par souci de cohérence.

Je te rassure toutefois, ton récit est loin de souffrir d'incohérence...
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