Une Nouvelle Vie : Chapitre IV

Par Rânoh

La brume venait de se dissiper au profit d’une pluie diluvienne, les chemins devenaient impraticables, boueux et glissants, tandis que l’opacité de la visibilité ne fit que changer de nature. Eve s’élevait en une vaste étendue plate, bordée par la forêt de Syphos à l’Est et au Sud, cernée d’une chaîne de montagnes portant le même nom au Nord et à l’Est. Un solide mur d’enceinte dissimulait les habitations de la vue malvenue des voyageurs, tandis que de larges fossés creusés au-devant des fortifications envoyaient un message clair aux rares bandits de la région. Jadis, ces douves s’emplissaient de lavandes odorantes et d’abeilles bourdonnantes, au temps où ce bourg avait la réputation d’abriter des gens connus pour leur gaieté naturelle. Hélas, depuis les terribles événements du Second Cataclysme, les pluies incessantes transformèrent ces terres fertiles et boisées en marécages, et ses habitants en personnes aigris. La guilde des explorateurs l’avait, du reste, abandonnée à son triste sort. Eve n’était plus qu’une enclave humaine, coincée dans les terres sauvages, noyées sous les eaux.

Arrêté par la garnison qui se tenait à la porte du bourg, Kapris demanda un toit où loger afin de prendre soin de sa jeune amie souffrante. On lui indiqua, sans un sourire, l’unique auberge des lieux, dont la propriétaire répondait au nom d’Iseut, veuve d’un certain Édouard. L’ancien chevalier prit donc la direction donnée, en plein centre d’un labyrinthe de ruelles, formées de diverses échoppes et maisons. Sans surprise les rues demeuraient vides, pas âme qui vive, pas même un animal, poule ou mouton, ne s’y promenait. Sous la pluie battante, il ne fut pas évident de trouver la fameuse auberge, l’immortel fit un détour à l’embranchement d’un carrefour qui le conduisit droit sur une place dégagée. De là, il aperçut la silhouette d’un colosse, s’élevant en dépit du déluge constant qui souhaitait la voir ployer, une statue taillée en la pierre maudite de la région de Saria. Il s’agissait sans nul doute du chevalier noir, Kapris l’avait pendant un temps côtoyé et en reconnut l’armure si caractéristique, le personnage était originaire de la région, il s’en souvenait à présent. Cependant, le voyageur n’était pas là pour faire du tourisme, il reprit de fait sa route au pas de course, la pesante Maeva toujours sur son dos. Après être revenu sur ses pas, il découvrit l’entrée de l’auberge de la cité, la seule à des kilomètres à la ronde.

Un feu crépitait dans le foyer, arrosant la grande pièce de sa chaleur providentielle. Il y avait une simple rangée de tables et deux bancs pour chacune de celles-là, toutes inoccupées et sans couvert. L’endroit était sombre, morne, et parut presque inhabité, mais la cheminée et les quelques bougies répondaient à l’appel pour repousser les ténèbres qui menaçaient d’engloutir les lieux de leur voracité. Une douce odeur de pain flottait dans l’air, indiquant que l’on préparait le repas. Sans un bruit, Kapris déposa son amie sur l’une des tables, puis retira les couches supérieures de ses habillements afin de la sécher et d’observer la blessure de plus près. L’environnement demeurait plus confortable que précédemment. La fièvre persistait, le membre de Maeva était serti d’une tache noirâtre, à l’endroit où les ongles sales de l’ermite s’étaient enfoncés, cela ressemblait à des traces de charbon. L’homme, une fois mis à son aise, étudia la question avec attention, il soupçonna l’usage d’un poison administré au moyen des griffes du dément, et ne voulut pas que celui-ci fût mortel. Assis sur la table, il préleva un échantillon de « charbon » avec un bout de tissu, puis le renifla, cherchant dans sa mémoire une quelconque correspondance à l’odeur qui pénétrait ses narines. Ce fut un soulagement, un poids énorme disparut des épaules et de la conscience du vagabond. La substance en elle-même ne présentait guère de danger, il s’agissait plutôt d’un poison paralysant, généralement utilisé pour les pièges de chasse. De fait, la fièvre ne relevait que d’une réaction défensive du corps de Maeva, non d’un mal plus grand, ses jours demeuraient saufs. Kapris soupira, expulsant l’angoisse qui le tenait d’un trait. Il posa sa main droite sur le front de la jeune fille, rassuré de sa découverte, afin de lui signifier sa présence.

L’homme glissa sur le sol, laissant son amie à son repos, puis se mit en quête de la propriétaire des lieux, une dénommée Iseut. Pour une auberge, le bâtiment étonnait de son manque de clientèle, d’accueil aussi, rendant à cela un vide crispant et indésirable. Toujours, cependant, l’odeur du pain chaud naviguait et se mêlait à l’arôme cendré dégagé par le foyer, Kapris entama ainsi sa recherche par la source de ce que percevait son nez, la cuisine. Il récupéra la bougie posée sur l’une des tables, bien que l’éclat de sa lumière demeurât faible, elle lui servit à marquer sa présence, il osait espérer rencontrer quelqu’un. Ses investigations olfactives le conduisirent à une porte entre-ouverte, nulle lueur ne s’y échappait et pourtant, on y percevait une multitude de sons distincts. À pas de loup, l’immortel s’approcha, il se faufila derrière l’ouverture, écoutant avec attention le bruit, un tapement irrégulier, le sifflement du vent, le tout masqué par le vacarme produit par la pluie à l’extérieur. Kapris comprenait que des gens se mouvaient à l’intérieur et, après un bref instant d’hésitation, ouvrit la porte d’un coup sec, découvrant avec surprise la scène qui s’y jouait. Deux femmes se tenaient l’une devant l’autre, couteau à la main, du sang s’écoulait de leur front, de leur bras et des entailles qui parsemaient leur cou, le regard farouche, elles reprenaient leur respiration après un rude combat. Stupéfait, ne sachant laquelle des deux était Iseut, si elle était de la partie, Kapris intervint de sa voix forte :

— Par Helrate, mesdames, cessez vos histoires !

Elles l’ignorèrent simplement, n’étant plus dans la même réalité que cet étranger, à peine une mince flamme dans les ténèbres de l’établissement. De nouveau, comme des bêtes enragées, elles se chargèrent toute lame dehors, le mouvement accompagné de leur grognement essoufflé. En une fraction de seconde, les femmes étaient l’une sur l’autre, à deux doigts de s’étriper si l’ancien chevalier ne s’était pas interposé, ses mains retenant les bras meurtriers. Au prix de multiples entailles, il parvint à les repousser et à s’emparer de leur arme, puis les gifla prestement afin qu’elles retrouvassent les idées claires, ce qui fut le cas. Après un bref flottement, où elles prirent conscience de la présence de Kapris, chacune essuya le sang qui dégoulinait de leur blessure sans jamais se lâcher du regard.

— Qui êtes-vous ? demanda la plus blanche des deux.

L’homme ne répondit pas de suite, il voulut être certain que la violence ne demeurait plus dans le cœur de ces dames, ainsi les prévint-il de la présence de son amie, convalescente dans la grande pièce, et qu’il lui fallait une chambre au plus vite. Comme il s’en doutait, ces femmes ne constituaient en rien des tueuses folles, aussi furent-elles navrées et profondément inquiète de savoir qu’une jeune dame se tordait sous la fièvre à quelques pas d’ici. De ce fait, elles allèrent porter Maeva dans une chambre inoccupée, toute l’était en ce temps, puis vinrent à la rencontre de Kapris qui les attendait. Iseut, sa peau blanche et le visage cerné, servit le pain tout juste sorti du four et du vin, avant de s’installer en face de lui. L’autre prit place à côté de l’homme, elle était d’un teint plus foncé et sa carrure plus robuste en faisait une femme de paysan, elle se nommait Isidore. La pluie continuait de battre dehors, cela produisait un son effroyable, l’on pouvait croire à un jet continu de pierre sur la toiture, ce ne fut pourtant que de l’eau.

— Reste ici Isidore, dit timidement la plus âgée, tu vas pas rentrer chez toi par ce temps.

— Oui elle va rester, confirma Kapris. Je ne lui laisse pas le choix, car vous allez devoir vous expliquer. Mon nom est Kapris, je suis venu avec mon amie Maeva afin d’enquêter sur les disparitions signalées ces derniers temps, répondez donc à mes questions.

Les femmes se regardèrent, stupéfaites.

— Vous tombez bien, Sire Kapris, fit Iseut. C’était bien l’objet de notre dispute. Raconte-lui Isidore, raconte donc que tu m’accusais d’avoir enlevé ton fils, vas-y.

La pauvre Isidore fondit en larmes, son corps trembla sous les sanglots, elle ne savait que répondre, car il s’agissait de la vérité, les deux femmes eurent une conversation agitée à ce propos. La propriétaire des lieux prit alors la parole à la place de l’autre, il reprit depuis le début le déroulé de cette histoire.

Quelques jours auparavant, tandis que la brume recouvrait la région de son voile inquiétant, l’on signala la disparition d’une petite fille, l’enfant unique du drapier. Il s’agissait de la huitième victime de cette sinistre série d’enlèvements, qui se produisait toujours sans témoin ni trace de lutte ou de sang. Comme ce fut, depuis le premier cas, la coutume, les Évéens se réunirent en l’auberge d’Iseut afin d’organiser une battue, une de plus, bien que les précédentes n’eussent donné aucun résultat. Lors de cette réunion, continua la tenancière, il ne fut pas décidé de se lancer à la recherche de la fillette, mais l’on proposa d’exiler un habitant, suivant un vote commun, et de procéder ainsi une fois par semaine afin de débusquer le coupable. La proposition fut faite par le fils d’Isidore, d’après un raisonnement qui devait impliquer la mise en sécurité des ostracisés. Dès lors, l’on désigna Iseut comme première exilée, elle devait s’en aller sous cinq jours. Ce fut presque un soulagement, affirma la dame, car sa vie à Eve n’était plus celle d’avant le Cataclysme, seule et sans client, la veuve ne vivait que grâce à l’héritage du bon Édouard, son mari décédé. D’autant que, souligna-t-elle en réponse aux précédentes accusations d’Isidore, son fils lui proposa de l’accompagner sur la route d’Escare, offre qu’elle acceptât de bon cœur. Cependant, ce fut bien là la source de la précédente dispute, le fils d’Isidore disparut à son tour. Ceci tourna de fait les soupçons vers la bonne Iseut, qui fut vite disculpée, puisque ses bagages n’attendaient que son départ.

— Je comprends ta réaction, ma belle, fit l’aubergiste à sa comparse. Si mes enfants étaient encore de ce monde, j’aurais agi de la sorte, personne ne peut t’en vouloir.

Isidore se mit à pleurer de plus belle, réfugiant son visage larmoyant dans les plis de l’immortel à ses côtés. Cette dernière s’excusa platement, elle aussi avait perdu son mari lors du Cataclysme, avec son fils de seize ans, aujourd’hui disparu, il ne lui restait plus que deux filles, de sept et huit ans.

— Donc, d’après ce que je peux tirer de cela, les victimes sont toujours des personnes jeunes. La fillette, votre fils, et les précédentes aussi ?

— Non, pas tout à fait, intervint Iseut. Le premier homme avait pas loin de soixante ans, il lui manquait une jambe, mais c’était un dément, peu de gens s’en étaient inquiétés.

En faisant le point, Kapris ne trouva aucun lien entre les disparus. Il songea alors à un coupable extérieur, l’ermite était tout désigné, mais il trouva cela trop simple, s’il était responsable de ces disparitions, les habitants devaient le soupçonner. Et puis, dans sa condition, il parut compliqué de s’imaginer l’homme agresser puis transporter de jeunes bourgeois. En tout état de cause, il manquait un élément crucial dans la réflexion de l’ancien chevalier. Il posa donc la question :

— En route, nous sommes tombés sur un ermite, un dément qui vit à la lisière de la forêt de Syphos, peut-être que…

— Impossible, se fâchèrent en cœur les deux femmes.

Visiblement, l’évocation de cet être relevait du tabou. Kapris voulut en savoir davantage, lorsque Maeva apparut du haut des marches menant aux chambres, elle titubait légèrement, mais arriva le sourire aux lèvres, son œil brillant à la lumière du foyer. Elle salua les Évéennes et les remercia, puis tapota l’épaule de son compagnon de route pour qu’il la suivît en un lieu discret. La Princalienne savait quelque chose.

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Arnault Sarment
Posté le 18/10/2024
C'est toute une société qui se morcèle petit à petit avec ce Cataclysme et ces enlèvements... La décision d'Ève d'exiler un à un certains habitants peut paraître absurde mais on sent que les habitants sont vraiment à cours d'idées. L'enquête de Kapris progresse, en tous les cas !

Si je pouvais me permettre une (toute) petite critique, je dirais que j'ai eu du mal à croire/comprendre le comportement des deux femmes qui en viennent aux mains mais dont l'agressivité retombe aussitôt. Je comprends qu'elles aient été interrompues mais dans une situation pareille, je crois qu'il faudrait un peu plus de temps pour rediscuter de façon posée comme elles le font dans ce chapitre...
Rânoh
Posté le 19/10/2024
Rebonjour !

Les habitants d'Eve sont coincés dans une spirale de malheurs, tandis que le reste de l'humanité se reconstruit et va vers l'avènement d'une ère de prospérité. Leur détresse est d'autant plus grande, que la ville fut la seule épargnée par le Cataclysme, son climat actuel, cependant, est une conséquence de ce dernier !

Au sujet de la dispute entre les femmes, je te laisse lire la suite, peut-être qu'en comprenant leur relation ton avis sera différent. Si cela n'est pas convaincant, j'étudierai une façon de modifier ce passage.

Merci encore !
Demiurge369
Posté le 16/06/2024
Ton texte est un exemple remarquable de narration immersive, qui combine une atmosphère richement décrite avec des personnages intrigants et une intrigue captivante. Dès le début, tu arrives à créer une ambiance oppressante et humide, rendant la ville d'Eve presque palpable pour le lecteur. Le contraste entre l'environnement désolé et les descriptions détaillées des lieux renforce le sentiment d'abandon et de mélancolie qui imprègne le récit. Kapris, en tant que protagoniste, est dépeint avec une complexité fascinante – son immortalité et son passé mystérieux ajoutent une profondeur à son caractère qui le rend immédiatement intéressant et attachant.

La scène de l'auberge, en particulier, est magnifiquement mise en scène : le calme morne de l'endroit, interrompu par la violence inattendue entre les deux femmes, capte parfaitement l'attention. L’intervention de Kapris, son analyse rapide de la situation et sa détermination à comprendre les disparitions ajoutent une tension dramatique efficace. Les dialogues sont bien écrits et contribuent à approfondir la caractérisation des personnages, tout en avançant l'intrigue de manière fluide.
Rânoh
Posté le 16/06/2024
Rebonjour, Demiurge !

Tes commentaires me comblent de joie et d'une satisfaction particulière quant à la compréhension de ce que je souhaitais produire. En règle générale, lorsque je construis un personnage, même secondaire, je tente de faire un rapide historique de sa vie et de ce qui l'a mené à l'action présente. Ceci est particulièrement vrai pour Kapris qui, à ce moment-là, se dote d'une expérience de trois siècles et demi.
Et comme tu l'as souligné, je suis très friand de l'art de la description, de celui de peindre avec des mots les choses de l'imaginaire. Bien que j'aie conscience de mes lacunes, en particulier à propos des descriptions des personnages et actions.

Merci pour ta lecture !
Arod29
Posté le 10/04/2024
Hello Rânoh!

J'aime toujours autant tes descriptions. On voit que tu adores les écrire. L'histoire avance tranquillement mais le rythme est quand même là!
Le reproche sur les émotions dans le chapitre précédent n'est pas d'actualité ici.
Merci et à bientôt!
Rânoh
Posté le 10/04/2024
Merci à toi pour cet avis !
En espérant que la suite sera à la hauteur de tes attentes.
À la prochaine !
Gardar
Posté le 27/03/2024
OK, c'est très bien. J'aime beaucoup l'histoire et ton style d'écriture. Pourtant, je pense que tu perds beaucoup dans l'immersion. On a presque aucune émotion des deux héros. On sait juste ce qu'il fond. Pas ce qu'il pense. Utilise des formes comme : son visage se crispa, la douleur le fit grimacer, la joie éclatait sur ses traits, une colère sourde transforma sa face, la peur inonda les rides de la vieille dame... Et là c'est juste des conseils pour les émotions qui passent par le visage. Si tu veux, je peux t'en donner cinq pour chaques parties du corps, pour le comportement, l'esprit...
À ta disposition, et merci beaucoup pour ce chapitre Rânoh
Gardar
Rânoh
Posté le 28/03/2024
Bonjour Gardar, merci pour les commentaires que tu prends le temps de m'écrire. Je garde en compte chacun d'entre eux pour une future réécriture, lorsque toutes les histoires seront parues. Merci pour la proposition, cependant.
Orögo_89
Posté le 04/12/2023
Toujours aussi plaisant. L'une ou l'autre petites coquilles (Kapris voulut (à ->en) savoir davantage), mais l'intrigue demeure bien maîtrisée.

Étant donné que l'atmosphère y est, tu pourrais parfois être moins théâtral, ou plus concis, dans la description de tes environnements.

Aussi, petit remarque de cohérence, je trouve étrange que les deux femmes se battent mais qu'il soit davantage attiré par des odeurs que par le bruit qu'elles font en se battant.
Rânoh
Posté le 04/12/2023
Bonjour et merci encore Orögo !

Les descriptions sont un de mes petits plaisirs et je m'emballe parfois en les écrivant, c'est toujours difficile à réprimer comme pulsion, haha.

Pour l'erreur, merci, c'est corrigé. Et quant à la bagarre, le bruit est en partie couvert par la pluie diluvienne qui se déverse sur le bâtiment, peut-être devrais-je insister davantage là-dessus.

À bientôt.
Orögo_89
Posté le 04/12/2023
Le bruit est en partie couvert par la pluie diluvienne qui se déverse sur le bâtiment, peut-être devrais-je insister davantage là-dessus. ==> Ça fait sens !
Orögo_89
Posté le 04/12/2023
(Ou alors juste parler d'un bruit étouffé de cliquetis en provenance des cuisines ... :) )
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