Surpris, Kapris fit son possible pour ne rien laisser paraître sur son visage, à l’instar de sa jeune amie. Nul doute qu’ébruiter pareille nouvelle risquait d’envenimer les rapports avec les locaux, le précieux savoir que possédait Maeva donnait un coup d’avance à l’enquête en cours. Dans la pénombre d’un recoin abandonné de l’auberge, là où aucune lumière ne filtrait et où le fracas de la pluie, désormais grêle, demeurait le plus fort, les étrangers observèrent leurs hôtesses. Il fut donc certain qu’au moins l’une des deux femmes était coupable, sinon complice, des disparitions opérées ces derniers mois. Afin d’en être certain, il fallait à présent en comprendre les raisons.
— Tu en es absolument certaine ? demanda l’immortel à son ancienne écuyère.
Maeva secoua la tête, agitant sa crinière noire comme autant de serpents voraces, prêts à se jeter sur leur proie. Plus tôt, elle entendit les Évéennes converser, par murmures inaudibles, pensant la jeune femme dans le coma. Ces dernières échangèrent quelque information à propos de l’affaire. Si le fils d’Isidore était porté disparu, comme de juste, le sujet de la dispute ne concernait en aucun cas l’ostracisation de la tenancière. En réalité, le jeune fils vint faire des avances à Iseut, en dépit de plus de trente ans de différence d’âge, que celle-ci refusât, provoquant le départ précipité du garçon. Sa mère apprit la chose, et alerta la garde d’un nouvel enlèvement, car celui-ci n’était jamais revenu. Alors, pourquoi mentir ? Il manquait, encore et toujours, un élément crucial, la clef de l’histoire, afin d’en comprendre les tenants et les aboutissants. Persuadé que l’ermite jouait un plus grand rôle dans l’affaire qu’on voulût lui faire croire, Kapris proposa à Maeva de retourner le voir, en toute préparation. Cependant, il demeurait essentiel d’avoir un œil sur les deux femmes, d’autant que la capricieuse météo ne permettait pas de sortir dans l’immédiat.
— Bon, puisque nous sommes bloqués ici, autant continuer l’interrogatoire, proposa la jeune femme. Voyons ce que je peux tirer de celles-là.
Les étrangers revinrent à la table de leurs hôtesses, plongées dans un mutisme coupable. Un fracas effroyable les tira de leur posture passive comme Maeva frappa le meuble du plat de sa main, produisant un bruit similaire à la foudre. La Princalienne n’avait ni la patience, ni la subtilité de son ami, aussi l’interrogatoire s’annonçait mouvementé. De plus, le cache-œil qui couvrait son visage lui donnait un air sévère, une apparence de brigand dont elle se plaisait à jouer avec délice. Elle glissa sa main sous sa veste, en sortant un tube métallique inséré en une armature en bois, sa forme rappelait la poignée d’une canne. L’apparence, pourtant étrange de l’objet, ne laissa pas indifférentes les deux femmes, qui se crispèrent alors.
— À votre tête, je suppose que vous savez ce qu’est une tìu, glissa malicieusement Maeva en pointant le pistolet en direction de ses otages. Cela va nous faire gagner du temps à toutes.
Elle arma le marteau de percussion en une mise en scène grotesque, puis posa un pied sur le banc le plus proche, afin d’adopter une posture menaçante. Sa main ne tremblait pas, la jeune femme se montrait en position dominante, les traits empreints de détermination. Hélas, cela ne suffit pas. Isidore et Iseut refusèrent de dire mot, la plus âgée surtout, était apte à garder son sang froid, la mort ne faisait pas peur aux gens comme elle. Pour augmenter la pression, Maeva fit une démonstration de force. D’un geste, elle visa le comptoir qui se trouvait plus loin et déclencha le mécanisme retenant le marteau de percussion. Un trait lumineux, vert vif, fusa en un son strident, qui fit éclater le bois comme un vase en céramique frappé par un maillet. Une odeur de brûlé s’échappa du bois fumant de ce côté-ci, tandis que la jeune femme réarma son arme avec habileté. De nouveau, elle intimida ses interlocutrices, l’expression de son visage se durcit, comme pour accorder plus de crédit à sa sommation.
— Par quoi je commence ? Un bras, une jambe, les deux ? fit-elle sans la moindre plaisanterie. Vos histoires de vote, c’est du n’importe quoi, c’est la vérité que nous voulons, ça ou votre tête.
Isidore fondit en larmes, encore, ses sanglots se mêlèrent au martèlement de la grêle, une voix de plus dans la tempête en cours, une voix pleine de remords. Iseut se leva et flanqua une gifle à sa camarade, elle voulut lui sauter dessus lorsque Kapris intervint, la tension amorcée par la mise en scène de Maeva parut ébranler la bravoure des dames. Alors, Isidore implora les étrangers de l’épargner, qu’elle allait dire la vérité si on la mettait à l’abri des représailles, à l’abri de sa compatriote qui lui lançait un regard chargé de haine. Elle fut donc installée à une autre table, avoua d’un bloc la triste vérité derrière les machinations autour des récentes disparitions. Pour initier le récit, la Princalienne demanda, son arme en main, à quel moment débuta cette histoire d’enlèvement, elle-même fut au courant peu avant son départ d’Escare, les nouvelles se répandaient mal à travers les terres sauvages.
Les faits remontaient à plusieurs mois, après une première disparition, celle d’un homme, le frère du bayle du bourg, qui suscita grande agitation auprès de ce dernier. Eve était presque une cité fantôme, amputé de la moitié de ses habitants durant le Cataclysme, tout le monde se connaissait à présent, la misère fit place à l’entre-aide. Cependant, il y avait des laissés pour compte, non par méchanceté. De ce fait, Iseut avait tout perdu, ses enfants, son mari, l’activité d’aubergiste ne rapportait guère dans une ville que le monde fuyait. C’était elle l’instigatrice du complot. Elle était venue trouver Isidore, son amie proche, afin de monter un plan pour retrouver la fortune. La chose demeurait déconcertante de simplicité : Les femmes séduisaient quelques veufs ayant un héritier unique et jeune, puis le fils d’Isidore enlevait l’enfant en question. De cette façon, allant consoler leurs amants, elles obtenaient quelques faveurs pécuniaires, et la réunion organisée par le bayle pour la battue profitait d’autant plus à Iseut qu’elle se faisait en son auberge. Les victimes, quant à elles, étaient confiées à l’ermite, le fameux, qui les faisait disparaître d’une façon ou d’une autre, ce point demeurait obscure pour les deux dames. Cet homme, ce dément, fut en son temps un grand guerrier, que les combats incessant rendirent à moitié fou. En dépit de sa folie, les habitants venaient lui rendre hommage en lui offrant vivres et couvertures, on le respectait autant que l’on craignait son comportement instable. Les femmes ne surent comment le jeune fils d’Isidore s’était arrangé avec l’homme à propos des disparitions, jamais question ne fut posée.
Tandis qu’Isidore comptait cela, Maeva s’irrita. Il manquait à ce récit l’élément qui, à son appréciation, constituait la clef de voûte de l’affaire.
— Bon, j’ai bien compris en quoi consistait votre funeste entreprise, dit-elle en jouant de son arme. Mais venons-en aux faits, l’objet de votre dispute.
Sur ces mots, l’Evéenne devint rouge jusqu’aux oreilles, la jeune femme venait de viser juste, un point sensible venait d’être atteint, elle pressa son interlocutrice afin d’obtenir les réponses qu’elle souhaitait. Un temps de silence fut observé, laissant seule la pluie à son chant sinistre de désolation, puis, à voix basse d’abord, la sensible Isidore fit part de ce qu’il ressortait de la chose. Comme il fut avoué plus tôt, le fils d’Isidore, tombé sous le charme mature d’Iseut, fit des avances à cette dernière, l’invitant à fuir pour Escare avec l’argent amassé jusqu’ici. Mais le malheureux fut lui-même victime de ladite femme, qui lui donna rendez-vous à proximité de la cabane de l’ermite, mais n’y vint jamais. Depuis, cela faisait trois bons jours, personne ne le revit plus, ses bagages demeuraient pourtant en la maison familiale.
— Si je comprends bien, c’est l’ermite le responsable de sa disparition, conclut Maeva. Cependant, je ne vois pas pourquoi ce dément s’en est pris à lui.
— Non, c’est impossible je vous le dis, insista Iseut qui écoutait depuis l’autre extrémité de la pièce. Ciriac est le père de ce garçon, ce sont les faits véritables, l’homme est encore assez lucide pour s’en souvenir, je vous l’assure sur Sainte Lycorias elle-même.
— Attention, je ne prends pas ce genre de juron à la légère, indiqua Kapris. Enfin, il n’y a qu’une seule façon de découvrir ce qu’il s’est réellement passé, n’est-ce pas Maeva ?
La borgne offrit un mince sourire à son ami, rangea son arme sous ses habits, et bouscula un peu son interlocutrice en lui administrant une tape sur l’épaule.
— Je crois que l’on va rendre visite à notre bon ami Ciriac, histoire qu’il rende des comptes, déclara l’ancienne écuyère. J’ai deux mots à dire à ce dément.
Comme en réponse à cet élan soudain, la pluie se calma, se réduisant en une bruine qui, tantôt, allait se mouvoir en brume, le temps idéal pour une sortie entre ami en ces lieux sordides.
Sinon j'ai bien aimé la description de l'arme en feu, tu réussis très bien à décrire ce genre d'objet par les yeux de quelqu'un qui n'aurait jamais croisé ça auparavant.
Un bon chapitre qui dissipe le mystère de façon classique mais vraiment bien mené. La personnalité de Maeva se dévoile ici pleinement et j'aime beaucoup. Elle ne se laisse pas ronger par la peur. Elle n'a pas l'air du genre à se rester sur un échec.
Le style est très bon comme les autres chapitres.
Merci!
A bientôt
L'intérêt de cette première histoire était de présenter mes deux personnages, d'où la simplicité de l'intrigue. Je me suis quand même creusé les méninges pour éviter un deus ex machina, qui risquait de briser le côté réaliste (en dépit du surnaturel) de l'univers.
Et oui, même si cela reste tardif, j'attendais de laisser Maeva s'exprimer et imposer son point de vue au cours de l'histoire. J'ai commencé par introduire la relation entre mes deux personnages, puis Kapris et maintenant Maeva, afin de mettre en évidence la complémentarité entre ces deux-là.
C'est une femme du Nord qui a préféré se battre durant le Cataclysme, plutôt que d'attendre que la tempête passe.
À plus !
À côté de ça, je maintiens ma proposition si ça t'intéresse sans vouloir t'obliger.
C'est une bonne histoire qui manque légèrement d'explications je trouve. Par exemple sur le Cataclysme. Si c'est déjà prévu c'est bon mais sinon ça pourrait être sympa.
À bientôt dans un autre chapitre, Rânoh
Gardar
L'attitude "sans crainte" de Maeva face à une inévitable nouvelle rencontre avec Ciriac m'a toutefois quelque peu surpris lorsque l'on sait l'effroi que ce dernier a causé en elle lors de leur dernière rencontre.
Aussi je m'interroge sur le métier ou plutôt le statut de ces deux acolytes pour en arriver aussi prestement à ordonner à ces deux dames de leur donner des réponses quant au complot qui se trame. Qu'est-ce qui justifie une telle implication ainsi qu'une telle liberté d'action ? J'ai toutefois l'impression que cet aspect sera rapidement éclairci.
Je m'en vais de suite lire la suite !
Enfin, l'attitude sans crainte de Maeva fait partie de son caractère, malgré l'effroi de la première rencontre. C'est une femme qui va toujours vouloir se confronter à ses peurs, les surpasser quitte à se faire du mal.