La femme rouge ne me quitte plus.
Elle est tellement imparfaite. Un rouge trop vif qui tranche avec le bleu calme de la mer, un corps qui s’étend au-delà du maillot, des bras et des jambes qui cognent l’air et le sable, une voix qui dépasse tout.
Je n’arrête pas de la dessiner. Elle me trotte dans la tête, je ne sais même pas pourquoi. Que je prenne le crayon ou la gouache, rien ne m’écarte d’elle : elle survit aux tracés sombres comme aux coloris les plus farfelus.
[ Il faudra trouver le moyen de la rendre grandiose. Qu’elle jaillisse du papier. Qu’on ait envie de la toucher, qu’on tende le doigt vers ses contours, qu’on la veuille faite de chair et de sang. Pour, enfin, réaliser qu’elle n’est que dessin. ]
Je me suis surprise à la chercher dans la rue. Au hasard des courses et des promenades avec Nellie, je furète du regard, prends des détours, propose d’allonger le trajet. Je m’arrête sur chaque personne, sur chaque mouvement, à l’affût, et rentre fatiguée mais satisfaite : quoiqu’il en soit, je pense à elle et ma journée n’a pas été vaine.
Je ne l’ai pourtant croisée qu’une fois. Elle sortait d’un supermarché et, sans réfléchir, je l’ai suivie. Il y avait foule, elle n’a pas pu me remarquer. Elle ne portait pas de rouge, tant pis. Elle a vadrouillé dans la grand-rue, ses sacs de courses dans chaque main. Ses bras pendaient le long de son corps comme aimantés par le ciment. Elle s’est arrêtée devant quelques vitrines, librairie ou épicerie ou prêt-à-porter, elle s’est penchée par-dessus des étalages et je ne comprenais pas ce qu’elle cherchait. Elle n’entrait nulle part. Parfois, elle posait ses sacs de courses, sortait un stylo et un bout de papier chiffonné de sa poche, griffonnait rapidement dessus. Et repartait.
J’ai vu les murmures des autres sur son passage. Certaines personnes, surtout des commerçants, l’ont saluée comme ils salueraient n’importe quelle cliente. Et puis, une fois Eugénie repartie, ils chuchotaient dans son dos. Je n’ai pas entendu ce qu’ils disaient.
Au bout de la rue, au vu et sus de tous, elle a volé un fruit. Une pomme, je crois. L’épicier avait le dos tourné, trop de clientèle. Il n’a fallu qu’une seconde à la femme rouge pour tendre le bras, saisir la pomme et la fourrer dans un de ses sacs de courses.
J’ai le sentiment d’être la seule à la voir. Je veux dire, à la voir vraiment. Alors je la dessine telle que je la vois. À la plage, dans son maillot rouge, entourée de nuées de papiers gris. Dans la grand-rue, s’éloignant de nous, affublée d’un voile gigantesque qui tombe le long de son dos, qui recouvre les pavés et les murmures des autres.
Je lui trouve une sacrée ressemblance avec ma pieuvre éphémère.
Je lève le nez de mes croquis, secoue la tête. Les feuilles et les planches s’étalent autour de moi. Certaines sont tombées par terre, tapissent le sol et menacent d’envahir le reste de la chambre. La fenêtre me semble hors de danger, toujours posée sur le mur comme un tableau perdu au milieu de nulle part. Il fait nuit noire, la mer n’a pas bougé et la lumière du phare tressaute sur les rochers. Je me rends compte que je n’ai pas mangé.
Mon téléphone vibre : un mail de mon éditrice. J’écarte l’appareil d’un revers de main, faisant glisser quelques feuilles dans un bruissement sec. Ma mère, Nellie, Jacob, Émilie, la pieuvre, je ne sais plus où donner de la tête. J’aurais dû avancer sur mon roman, au lieu de passer ma soirée à gribouiller. J’aurais dû aller au Sceptre, au lieu de tourner et tourner et tourner autour d’une femme que je ne connais même pas. Boire un verre avec Jacob, lui donner des nouvelles. L’inviter, au moins. Ça se fait. C’est la moindre des choses, quand on inquiète les autres.
D’un geste brusque, je reprends mon téléphone, le déverrouille et prends une photo de ma table remplie de feuillets. Je pense l’envoyer à Jacob, pour le prévenir que je vais bien. Ou à Émilie, pour l’amuser. Ou à mon éditrice, pour lui montrer que je travaille.
Je ne fais rien.
— T’as tes règles ?
Je sursaute, crois apercevoir un ou deux feuillets qui tombent par terre. Ma grand-mère se tient dans l’entrebâillement de la porte, la tête dans la lumière de ma chambre, le corps mangé par l’obscurité du couloir. Elle me fixe avec toute la bienveillance du monde, un point d’interrogation suspendu dans le regard. Oui, je bafouille, j’ai mes règles, mais quel rapport avec quoi que ce soit ?
Nellie hoche la tête.
— C’est bien, dit-elle, bonne nouvelle. J’ai vu que tu avais mis des culottes à tremper dans la bassine. C’est très bien d’avoir ses règles. Très important.
Son hochement de tête se prolonge alors qu’elle recule dans le couloir, me souhaite bonne nuit et referme la porte. Intriguée mais fatiguée, je prends une profonde inspiration et ramasse les feuillets tombés.
Retour à la case départ.
Je n’ai rien fait.
J'ai adoré la seconde parti sur les règles, avec la grand-mère qui proclame que c'est une bonne chose de manière très résolue. Et elle a raison, non ? mais est-ce que c'est une phrase lancée au hasard de son esprit un peu confus, ou cela a-t-il une signification plus profonde?
Ce chapitre est décidément très intriguant. ^_^
Quel beau chapitre, plein de symboles et de forces vives ! Déjà, ce motif du rouge qui ouvre et qui clôt - le rouge de la femme, le rouge des règles. Une obsession subtilement rendue en termes artistiques - cette femme est comme une présence qui déborde, éclate de couleurs et revient dans tous les paysages quotidiens de Victoire. Pourquoi est-elle si happée par elle ?
On comprend qu'il se passe quelque chose autour de cette femme en rouge, notamment avec le bruissement des racontars dans son dos...
Enfin, ce moment très déjanté et en même temps poétique avec la question de Nellie sur les règles. D'un côté c'est WTF, et pourtant elle n'a pas tort : c'est très bien d'avoir ses règles, c'est normal, c'est que les choses tournent - atypique (au bon sens du terme) d'entendre ça, alors que plein de gens considèrent encore ça comme dégoûtant - sans compter que ça a longtemps été associé à l'impureté et aux passions vives. Ce truc très sexiste de dire à une femme énervée "t'as tes règles ?" pour ne pas chercher la cause de ce qui l'agace.
Toujours un plaisir de revenir par ici !
Tu vas rire, mais je n'avais même pas en tête la symbolique du rouge... Ça fait pourtant tellement sens ! Tu mets le doigt sur une sensation de cohérence que j'avais à l'écriture de ce chapitre, sans parvenir à comprendre pourquoi.
Je suis fatiguée ce soir, alors j'ai eu envie de me blottir dans le cerveau doucement triste, tristement doux, de Victoire.
Elle est évocatrice, cette filature, cette obsession. Ça me fait penser à l'univers de Sophie Calle, à ce qui s'en dégage d'espoir mélancolique, de quête de réponses dans des endroits incongrus, dans des autres choisis au hasard, à l'intuition.
Si chouette, ce dialogue avec sa grand-mère. "C'est très bien d'avoir ses règles." J'aurais aimé qu'on me dise cette phrase il y a très longtemps, je pense. De façon tout aussi cryptique que Nellie, de préférence.
Je découvre Sophie Calle avec ton commentaire, et après rapide recherche, je constate qu'elle traite effectivement de sujets qui nous sont chers, à toi comme à moi...
Ha, les règles... Tout un archipel de non-dits et de tabous pour quelque chose de si naturel et important. J'ai trop d'exemples autour de moi de personnes qui auraient eu besoin qu'on leur en parle de manière plus réelle et sereine.
Cette intervention de la grand-mère xD Je m'attendais au classique "t'as tes règles c'est pour ça que [insérer un truc idiot]" mais finalement je suis pas tout à fait sûr que l'alternative de la grand mère soit mieux. Je veux dire, c'est cryptique voire un peu flippant xD
Je retrouve un peu l'aspect obsessionnel du Marais ; dans les deux cas les héroïnes font une fixettes sur une chose, certes différente, mais y a un peu ce mécanisme d'attraction qui se met en place... toujours aussi réussi !
Plein de bisous!
C'est vrai qu'il y a quelques similitudes avec le Marais, qui m'apparaissent assez clairement au fur et à mesure de mes avancées dans Soleil bleu. Je pense que l'ambiance et les "trajectoires" sont différentes, mais il y a bien des points communs dans les psychologies de certains persos, dont les deux héroïnes.